Explication linéaire pour le bac : Avis de l’auteur, Manon Lescaut
Auteur des Lumières, l’Abbé Prévost utilise le genre romanesque autant pour divertir que pour rendre compte de la société française contemporaine. Lorsqu’il publie Manon Lescaut (1731), il est déjà un auteur reconnu mais dont la vie tumultueuse l’a obligé à l’exil. Ce roman fait partie des Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, composées de 7 tomes dont le narrateur fictif est Renoncour. Le roman conte les aventures du chevalier Des Grieux fou amoureux de Manon Lescaut, présentée comme une prostituée, entre 1712 et 1717, soit à la fin du règne de Louis XIV et au début de la Régence de Philippe d’Orléans.
L’Avis de l’auteur est situé avant le début du roman. Il est néanmoins rédigé par Renoncour qui est le destinataire du récit de Des Grieux. Il y expose les grandes lignes du roman à venir ainsi qu’un portrait du héros. Il s’agit donc de comprendre dans quelles mesures l’Avis de l’auteur est une exposition des intentions de l’auteur par le biais d’un narrateur fictif dans le but de susciter la lecture du roman.
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Le texte est structuré en 4 mouvements :
- 1ère partie : présentation générale de l’œuvre en référence aux Mémoires d’un homme de qualité (« quoi que j’eusse ….. règle »)
- 2nde partie : la promesse de Renoncour (« si le public …. passions »),
- 3ème partie : un portrait contrasté du héros (« J’ai à peindre …. je présente »),
- 4ème partie : objectifs du roman et précision de la promesse (« les personnes … l’amusant »).
1ère partie
Texte
« Quoique j’eusse pu faire entrer dans mes Mémoires les aventures du chevalier des Grieux, il m’a semblé que, n’y ayant point un rapport nécessaire, le lecteur trouverait plus de satisfaction à les voir séparément. Un récit de cette longueur aurait interrompu trop longtemps le fil de ma propre histoire. Tout éloigné que je suis de prétendre à la qualité d’écrivain exact, je n’ignore point qu’une narration doit être déchargée des circonstances qui la rendraient pesante et embarrassée ; c’est le précepte d’Horace :
Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici, Pleraque differat, ac praesens in tempus omittat.
(On dit tout de suite ce qui doit être dit tout de suite et on différera et on omettra pour l’instant la plupart des détails)
Il n’est pas même besoin d’une si grave autorité pour prouver une vérité si simple ; car le bon sens est la première source de cette règle. »
Explication
Le subjonctif passé ouvrant « l’avis de l’auteur » permet de signaler le choix possible du narrateur et surtout la décision contraire qu’il prend. Le roman qui suit ne fera pas partie de ses Mémoires d’un homme de qualité. Pour cela, Renoncour annonce deux raisons qui s’entremêlent : il n’y a point de lien avec sa vie et, donc les tomes précédents, et la prise en compte du lecteur – celui-ci ne comprendrait pas la présence de ce récit dans ses mémoires puisqu’il n’y est pas question de la vie de Renoncour. Ainsi ce ne sont pas ses mémoires, mais bien celles d’un autre personnage dans le roman qui suit. Les deux raisons sont donc la cohérence de l’œuvre proposée depuis le 1er tome et le positionnement du lecteur. En définitive, Renoncour se décharge de la véracité des propos qui suivront.
Toutefois, Renoncour se contredit par la suite. Tout d’abord par une proposition prouvant sa fausse modestie (« Tout éloigné que je suis de prétendre à la qualité d’écrivain exact »). En effet, celui-ci a déjà pris en charge plusieurs récits de sa vie et sait donc être « exact » mais surtout par la citation empruntée à Horace (auteur latin du 1er siècle avant J-C, auteur d’un Art poétique). Elle est précédée par une double négation (« je n’ignore point ») qui a donc une valeur positive. Renoncour sait rédiger un récit et le rendre attractif. Il se réfère à une autorité au XVIIIème siècle. Il promet au lecteur un récit rapide (« déchargée des circonstances qui la rendraient pesante et embarrassée ») et efficace.
Il conserve donc le souci de captiver le lecteur par un récit qui ne lui appartient pas, mais qu’il s’est approprié par l’écriture. Le narrateur est donc ambigu dans ses intentions comme le sera le personnage principal dans le roman. Son ambiguïté est confirmée dans la seconde partie de cet extrait.
2ème partie
Texte
« Si le public a trouvé quelque chose d’agréable et d’intéressant dans l’histoire de ma vie, j’ose lui promettre qu’il ne sera pas moins satisfait de cette addition. Il verra dans la conduite de M. des Grieux un exemple terrible de la force des passions. »
Explication
Renoncour propose une présentation de l’œuvre à venir au regard des tomes précédents des Mémoires d’un homme de qualités. Le personnage- narrateur, Renoncour, s’investit personnellement comme gage de véracité du récit à venir. Il crée un dialogue fictif avec le lecteur (pronom personnel « il »). Il annonce une vie tumultueuse et tragique. Cette véracité est contredite par la citation et les objectifs narratifs précédents : le lecteur peut s’interroger sur ce qui a été supprimé et modifié lors de la rédaction.
3ème partie
Texte
« J’ai à peindre un jeune aveugle qui refuse d’être heureux pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes ; qui, avec toutes les qualités dont se forme le plus brillant mérite, préfère par choix une vie obscure et vagabonde à tous les avantages de la fortune et de la nature ; qui prévoit ses malheurs sans vouloir les éviter ; qui les sent et qui en est accablé sans profiter des remèdes qu’on lui offre sans cesse, et qui peuvent à tous moments les finir ; enfin un caractère ambigu, un mélange de vertus et de vices, un contraste perpétuel de bons sentiments et d’actions mauvaises : tel est le fond du tableau que je présente. »
Explication
Cette partie est construite autour d’une opposition (la passion-les sentiments contre la raison) tout en laissant le libre arbitre du personnage (choix volontaire de Des Grieux – adverbe « volontairement »). Celui-ci rompt avec son destin bourgeois, choisi par son père, et doit assumer ses décisions.
Le groupe nominal « jeune aveugle » désignant Des Grieux le décrit comme une personne inexpérimentée et reprend le topos de celui qui est obnubilé par ses passions (référence au classicisme) au point de préférer le rejet du bonheur (« heureux » et « infortune »). En fait, c’est dans l’application de cette passion que se trouve son bonheur, et ce sont les obstacles rencontrés tout au long du roman qui rendront ce bonheur inaccessible. Ainsi « aveugle » est contredit par les verbes « préfère », « prévoit » et « sent ». C’est donc une modalisation (mot, formulation permettant de donner son avis), prouvant l’incompréhension de Renoncour.
La phrase est complexe et longue, découpée scrupuleusement par des points virgules. Chaque proposition débute par « qui », pronom relatif sujet reprenant Des Grieux. Celui-ci est donc bien celui qui agit et choisit sa vie. Cela correspond au changement de mentalité du XVIIIème siècle : l’individu est au centre et est libre de ses actes et donc de la forme de son bonheur. Il est donc question de sa détermination (à la fois sa persévérance, mais aussi de déterminer sa vie, indépendamment de ses origines sociales).
L’accumulation proposée est censée décrire le caractère du personnage et pourtant les contradictions constantes entre ce que doit faire Des Grieux et ses actes réels le rendent plus opaques. Cela suscite la curiosité tant le héros est insaisissable. Par le superlatif « le plus brillant mérite », il reconnaît en Des Grieux un homme de qualité, contredit par « une vie obscure et vagabonde » en opposition avec « les avantages de la fortune et de la nature ». Les deux adjectifs qualificatifs sont péjoratifs et enlèvent la qualité de Des Grieux. Il avait tout mais « préfère » une autre voie.
Les deux propositions suivantes incluent la négation par l’adverbe « sans » marquant le refus de Des Grieux (« sans vouloir » ; « sans profiter »). La passion lui fait rejeter la possibilité de ne pas vivre dans le malheur et de ne pas utiliser les aides qui lui sont apportées. Il opte donc pour la passion et non pour la raison. Pourtant le narrateur précise l’incapacité du héros à se défaire de ses malheurs et finalement à devoir les vivre pleinement, même dans la souffrance (« accablé ») et le groupe nominal « à tous moments » indique clairement la possibilité constante d’y mettre fin. Le lecteur est donc face à une incompréhension, qui ne peut que susciter l’envie de lecture du roman.
Renoncour conclut (« enfin ») en synthétisant par l’adjectif « ambigu », précisant ainsi qu’il est insaisissable et par une dernière contradiction : « mélange de vices et de vertus ». Cet homme, qui aurait dû être de qualité, devient un personnage obscur qui, par sa passion, a altéré ses qualités pour acquérir des défauts d’une autre classe sociale. Les deux points permettent une ultime conclusion de ce portrait et surtout du travail de Renoncour : « tel est le fond du tableau que je présente ». Le substantif « tableau » renvoie au début du texte et plus précisément au terme « peindre ».
4ème partie
Texte
« Les personnes de bon sens ne regarderont point un ouvrage de cette nature comme un travail inutile. Outre le plaisir d’une lecture agréable, on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs ; et c’est rendre, à mon avis, un service considérable au public que de l’instruire en l’amusant. »
Explication
Le groupe nominal ouvrant ce passage est une périphrase pour désigner le lecteur/le public déjà interpellé en début d’extrait. Le roman qui suit s’adresse donc à des lecteurs avertis, capables de discernement et de comprendre son intérêt. La double négation (ne…point et inutile) a un effet positif : l’ouvrage sera donc bénéfique. La comparaison entre ouvrage et travail signifie que le roman a une fonction documentaire.
Deux raisons le rendent profitables pour Renoncour : la 1ère raison est le plaisir de la lecture, essentiel à tout lecteur. Il fait également référence au rejet du roman par les gens de lettres et à son acceptation par le public, qui en est friand. Cela renvoie aussi au début du texte (« satisfait de cette addition »). Puis la litote exprimée par l’adverbe « peu », signifie que tous les rebondissements ont une fonction narrative, mais aussi instructive : le roman est un moyen de comprendre son époque et surtout son évolution sociale et morale. Cela renvoie également à la citation d’Horace. La 2nde raison place l’écrivain à la disposition du lecteur (« un service considérable »). Enfin « l’instruire en l’amusant » (placere y docere) permet d’anoblir le roman en l’élevant au même rang que les autres genres littéraires, telles que la fable et la poésie.
Conclusion
Cet extrait de « l’Avis de l’auteur » permet à Prévost par le biais de Renoncour de susciter la lecture des aventures de Des Grieux : les promesses de plaisir et d’instruction, la curiosité par la présentation ambiguë du narrateur et l’annonce des grands thèmes. Par ces procédés, le lecteur est donc investi dans le récit qui suivra. Mais l’Abbé Prévost se sert également de cet « Avis » pour affirmer les intentions de son roman, et plus spécifiquement de ce qu’un roman doit être au XVIIIème siècle : une œuvre faite de vraisemblance, capable de divertir et d’instruire en même temps. Il affirme ainsi l’importance de ce genre littéraire au moment où il est décrié par les autres hommes de lettres. Cette sentence, « instruire en amusant », sera reprise et appliquée par Voltaire dans ses contes philosophiques (Candide, L’ingénu).
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