Cours détaillé de 1ère sur Manon Lescaut de l’Abbé Prévost
Voici un cours étayé sur plusieurs thématiques du célèbre roman Manon Lescaut de l’abbé Prévost.
Le plan détaillé de notre propos vous permettra de naviguer plus facilement dans ce long article :
- Le contexte de l’œuvre et sa réception
- Les passions
- Schéma actanciel : l’importance des rencontres et des lieux
- Roman moral ou non ?
- Le plaisir romanesque et la marginalité
Pour encore mieux comprendre cette œuvre, vous pouvez également profiter de nos cours de français en petits groupes dans nos salles de classe en stages ou en cours hebdomadaires.
Contactez-nous pour toute information
Le contexte de l’écriture de l’œuvre et sa réception
Publié en 1731, le roman est inclus dans la série Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde dont Renoncour est l’homme en question. Toutefois, en 1753, lors d’une réédition, le roman est publié séparément et change de titre. Ce n’est plus Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, mais simplement Manon Lescaut. Ce changement n’est pas anodin et témoigne de l’importance du personnage féminin pour les lecteurs au cours de ces deux décennies.
L’abbé Prévost le publie lors de la monarchie débutante de Louis XV, qui marque un retour à un ordre moral. Mais l’histoire se déroule entre 1712 et 1717, période marquée par la mort de Louis XI, amorçant la fin d’un ordre strict et le début de la Régence par Philippe d’Orléans, qui prône au contraire une libéralisation des mœurs, une révolution dans les arts, et la liberté de pensée. L’histoire rend compte de cette dualité, d’un passage d’un mode de pensée à un autre sans que le nouveau soit abouti.
Hélas, la publication en 1731 survient lors d’un retour à une morale forte. Le roman ne peut donc pas être toléré. Il ne respecte pas les codes sociaux de la royauté de Louis XV car Manon Lescaut un roman rendant compte de la force du désir de liberté et du refus des règles sociales qui perdurent.
Les passions
Deux passions sont à l’œuvre dans Manon Lescaut ; l’argent et l’amour. Elles peuvent être dissociées – c’est le cas pour la plupart des personnages – ou bien se mêler, c’est le cas pour Des Grieux et Manon.
L’étymologie latine du mot « passion » est pati, signifiant souffrir et qui donnera le mot passio, souffrance. Elle est une force invincible dont la destinée est fatale. La passion porte le tragique en elle.
L’argent
L’argent est omniprésent dans le roman, soit comme un moyen qui doit être acquis, et devient donc source d’inquiétude et d’obstacles, soit comme un bien possédé et qui ouvre tous les possibles.
Le premier cas concerne Lescaut, le frère de Manon, mais aussi des deux amants. Lescaut est celui qui, pour en avoir, triche aux jeux avec la Ligue de l’industrie – où il introduit Des Grieux, et est aussi prêt à prostituer sa sœur.
Les deux amants ont un rapport complexe à l’argent. Il permet à leur amour d’être vécu sereinement et quand il vient à manquer, les obstacles se multiplient, les trahisons de Manon ont lieu et elle se prostitue délibérément.
Toutefois, elle agit alors étrangement : c’est un jeu pour elle, un moyen aussi, consciente que sa passion ne peut s’épanouir dans la pauvreté. Un jeu, car elle pense avant tout à profiter de ceux pour qui l’argent ne compte pas, se permettant même des stratagèmes, voire des vengeances pour obtenir ce qu’elle souhaite.
Des Grieux, quant à lui, est conscient que l’argent est un moyen de conserver non l’amour de Manon – car elle l’aime même pauvre, mais de la garder exclusivement pour lui, conscient qu’elle demande à vivre dans l’opulence.
C’est donc davantage ce désir de luxe qui pousse les deux amants dans leurs mésaventures. Des Grieux ne cesse de demander de l’argent à ceux qu’ils rencontrent et à ses amis (à commencer par Tiberge ou Renoncour, mais aussi à son père, M. de T). Il en obtient mais les vols ou pertes l’obligent à en demander toujours autant. Ce n’est qu’en Amérique, quand les biens matériels n’ont plus d’importance, que leur passion n’a plus d’obstacles et peut être vécue pleinement.
L’argent est donc au centre du roman, conformément à l’époque. Il introduit du réel dans l’histoire, et les moyens de l’obtenir poussent les amants dans la marginalité (prostitution, vol, crime). Il est donc un outil narratif pour découvrir les milieux interdits du Paris du XVIIIe siècle.
La passion amoureuse
A ce sujet, il est à noter quatre types de comportement différents.
Tiberge ignore cette passion, ne la ressent pas et représente ainsi la raison. Il est l’exact opposé de Des Grieux, du moins après sa rencontre avec Manon, car auparavant, les deux amis ont tout en commun (éducation, vie, engagement religieux).
Plus complexe est la position de Renoncour et du père de Des Grieux. Les deux hommes, plus âgés que le héros, se reconnaissent en lui. On peut supposer qu’à l’âge de Des Grieux, ils ont vécu des passions similaires, mais toutefois moins violentes et ne les égarant pas de leur condition. Ainsi, ils ne sont pas entrés dans une marginalité. Renoncour se montre alors fasciné et en même temps ne semble pas approuver. Quant au père du héros, il félicite son fils mais lui demande de revenir à la raison et à son rang – ce que lui-même a fait, puisqu’il s’est marié avec une femme de son rang – mais ce dont son fils est incapable.
Plus triviale est la passion des personnages rencontrés par les héros. M. de B, messieurs de GM père et fils n’ont pas en soi de passion amoureuse pour Manon, mais veulent vivre des aventures interdites que l’argent leur octroie. Ils payent pour être aimés et pour posséder les femmes, et bien sûr Manon. Ils vivent une marginalité temporaire, demeurant essentiellement dans leurs milieux respectifs, sorte de passion raisonnée. Toutefois, ce sont les plus dangereux pour les amants car s’ils sont trompés ou qu’on se joue d’eux, ils ont le pouvoir de les faire enfermer et déporter.
La passion partagée par Des Grieux et Manon est pure et cela est dû à leur âge, Manon a 15 ans et Des Grieux 17. Elle est instantanée lors de leur rencontre à Amiens. Elle demeure dans le temps – malgré une interruption de deux ans (jusqu’aux retrouvailles à Saint-Sulpice). Elle perdure malgré les revers de fortune, les enfermements, les disputes, les trahisons et la déportation.
Il faut envisager ces obstacles comme étant des conséquences de la société de l’époque, ainsi leur passion devient une lutte contre celle-ci. Chercher à la vivre à tout prix signifie s’affranchir des mœurs : l’association entre biens matériels et passion, l’impossibilité de vivre une relation entre deux personnes de classes sociales différentes. Cette pression sociale ne peut disparaître à Paris où les deux amants sont perpétuellement condamnés à se perdre et à se retrouver. Ce n’est qu’en Amérique – loin des mœurs parisiennes et de l’importance de la matérialité – que leur passion peut s’assouvir pleinement. Mais Synnelet vient tout rompre. Le prétendu mariage entre Des Grieux et Manon – acte conforme à ce qu’attend la société – incite Synnelet à réclamer Manon et pousse à nouveau les amants dans la marginalité.
Passion et marginalité
La passion des deux héros n’est pas marginale, mais les entraîne dans la marginalité et les lieux qui la représentent.
A leur rencontre, Manon doit se rendre au couvent ; « pour arrêter son penchant au plaisir » précise Des Grieux. Manon a donc déjà une vie marginale, probablement la prostitution. Plus loin dans le roman, l’apparition de son frère, Lescaut, et son mode de vie, confirme que le frère et la sœur n’ont pas eu une vie en dehors des marges de la société. D’ailleurs, au fil de leurs aventures, Manon réitérera cette vie en marge par ses trahisons qui sont en définitive davantage justifiées par ses besoins d’argent et goût du luxe que par « son penchant au plaisir ». En tant que femme de basse condition, elle n’a pas la possibilité de s’élever et donc de s’enrichir ; les comportements en marge constituent son unique solution. En résulte, pour elle et les autres femmes, les lieux d’enfermement. Le couvent où elle devait se rendre, l’hôpital et la prison du Châtelet qui sont les lieux des exclus par excellence et dont le but est de punir les comportements considérés comme marginaux ou de « guérir » cette marginalité et de rendre conforme les personnes à la société.
La déportation marque l’incapacité de résoudre la marginalité par l’exclusion définitive de cette société. A ce titre, nous pouvons noter que Manon n’est jamais la seule femme, mais est toujours accompagnée d’un groupe de filles, que ce soit au couvent ou en déportation.
Le cas de Des Grieux est fort différent. En effet, rien, dans la société et dans sa classe sociale d’origine, ne l’amène à être marginal. C’est bien parce qu’il veut vivre sa passion qu’il le devient. Dès sa rencontre avec Manon, il décide de son évasion du couvent. Ainsi il se précipite vers la marginalité sans pouvoir s’en échapper. Il ne fera même que s’y enfoncer sans discontinuer. Il connaîtra les lieux d’enfermement (Saint-Sulpice puis Saint-Lazare et le Châtelet), réfléchira à des projets d’évasion, participera à des vols et commettra un crime. Sa passion le fait changer de classe sociale et vivre comme les marginaux, influencé par Lescaut, mais aussi délibérément, estimant que son amour pour Manon est au-dessus de tout cela.
Cette folle passion est incompréhensible car elle élimine totalement la raison. Il ne faut pas oublier que Des Grieux fait son récit à Renoncour alors que tout est fini. Ainsi les moments où il se montre lucide et le dit puisqu’il est le narrateur de son histoire ne sont qu’a posteriori. En réalité, il agit le plus souvent sans chercher à savoir si son acte est raisonnable ou non. Il agit car c’est le seul moyen de retrouver Manon (évasion de Saint-Lazare et de l’hôpital).
Sa transformation n’est pas que le passage d’une classe à l’autre. C’est toute sa personnalité qui change. D’une personne sans histoires, studieuse et obéissante, il devient quelqu’un de violent, propre à s’emporter (même avec Manon) et sourd à tout raisonnement, notamment ceux de Tiberge. Cette passion et son acceptation de la marginalité ne sont justifiées que par un seul but : la recherche du bonheur.
La recherche du bonheur
La recherche du bonheur, plus que celle du plaisir, est déterminante à cette période. Le plaisir est éphémère et n’apporte donc qu’une satisfaction dans un temps limité. Le bonheur est un état de plénitude voué à durer et à satisfaire l’âme.
La recherche du bonheur par Des Grieux dans l’amour pour Manon n’est donc pas un simple moment à satisfaire par la passion charnelle, mais bien une passion totale qui unit le corps et l’âme et ce, de façon durable. C’est bien une vie auprès de Manon que souhaite le héros même s’il affirme à Tiberge qu’un moment passé auprès d’elle le payera de tous ses malheurs. Ainsi les malheurs successifs sont inhérents au bonheur puisqu’ils lui permettent de vivre des moments auprès d’elle. Le roman développe alors l’idée que cette recherche du bonheur peut prendre une vie entière et qu’elle est le choix de l’individu qui s’oriente vers un bonheur terrestre plutôt que céleste.
Le cas de Manon est plus complexe. Sa condition sociale, basse et dans l’impossibilité de s’élever de par la structure de la société, l’oblige à rechercher dans la prostitution la possibilité, non du bonheur, mais du plaisir : l’argent qu’elle gagne lui permet d’accéder à un luxe normalement inaccessible.
Sans la condamner, Prévost l’excuse en quelque sorte puisqu’il remet en cause la société du XVIIIe siècle. Ainsi, il faut croire Manon lorsqu’elle déclare son amour à Des Grieux, bien qu’elle le trahisse à trois reprises. Ses trahisons ont plusieurs significations : l’accès à un luxe interdit, mais que sa beauté autorise ou une méfiance face à l’amour de Des Grieux. Celui-ci se dit sincère, mais Manon ne peut accepter de but en blanc ses sentiments dans la mesure où elle est habituée à être un « objet de désir », que leur classe sociale les oppose et qu’à chaque incarcération Des Grieux est libéré aisément (hormis Saint-Sulpice) tandis qu’elle est constamment condamnée et pour des faits moins importants (n’oublions pas que Des Grieux a tué !).
Elle doit accepter de se détacher des nécessités et contrairement à ce qu’elle affirme : « un amour sans pain » est possible. Le départ pour la Nouvelle Louisiane est déterminant dans son évolution : l’absence de matérialité durant la traversée et une vie à construire à partir de rien en Amérique lui permet d’évoluer et d’aimer sans attentes aucunes Des Grieux. L’absence de plaisirs immédiats et éphémères, la présence de Des Grieux, acceptant d’être dans la même condition qu’elle – déporté – lui permet d’accéder au bonheur d’être aimé et d’aimer sans équivoque.
Tiberge est leur exact opposé et représente une vision antérieure du bonheur aux Lumières. Pour lui, le bonheur est dans la vertu, c’est à dire dans une conduite qui suit les préceptes de la religion. Le bonheur ne peut être qu’après la mort.
Mais le personnage est plus complexe que cela car pour autant il ne rejette pas Des Grieux. Il lui est fidèle : il le conseille, lui rend visite, lui donne de l’argent, se rend en Amérique. Ainsi Prévost ne condamne pas la vertu même s’il opte pour le bonheur selon Des Grieux. La vertu, et donc la religion, a des bienfaits qu’il ne faut pas renier. Prévost apporte sa réponse au débat opposant les deux formes de bonheur (vertu et individuel). Tout comme pour Montesquieu, il est probable que Tiberge considère que le bonheur recherché par les deux amants ne remet pas en cause le bonheur collectif.
Les autres personnages masculins ne recherchent pas le bonheur, mais le plaisir personnel et à ce titre, utilisent Manon et souhaitent éliminer Des Grieux qui représente un obstacle à ce plaisir. Combien de jeunes femmes avant Manon ont-ils entretenu ?
Ainsi le bonheur désiré par Manon et Des Grieux est un bonheur perçu comme contraire à ceux autorisés par la société. Nul n’aurait blâmé Des Grieux de « s’amuser » avec Manon – même son père y est favorable, mais tous le rejettent dès que ce bonheur doit être durable et donc, différent du plaisir.
Schéma actanciel : l’importance des rencontres et des lieux
Manon Lescaut est paru comme étant le tome 7 des Mémoires et aventures d’un homme de qualité. Cet homme est Renoncour, qualité signifiant son titre de noblesse, chevalier comme Des Grieux. Les six premiers tomes content sa vie ; le septième est consacré à Des Grieux et Manon Lescaut. C’est Renoncour qui est dépositaire de leur histoire, mais sans en être le narrateur, celui-ci étant Des Grieux. Toutefois, il est le narrateur à des moments clés. C’est le récit cadre. Il rédige également l’Avis de l’auteur. Le roman commence dès ce moment, puisqu’il est un personnage fictif.
Le récit cadre par Renoncour
Au début du récit, Renoncour raconte la première rencontre avec Des Grieux à Pacy en 1715 (avant le départ pour la Louisiane), puis la seconde à Calais en 1717 (retour de Louisiane). Cela a donc lieu à Calais. En effet, la première rencontre fut brève et Renoncour ne connaît pas encore le récit de Des Grieux. Ce sont les dix premières pages du roman – entrecoupées par la prise en charge de la narration par Des Grieux. Toutefois, il précise qu’il revient de Londres ; cet épisode de sa vie est raconté dans ses Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde.
A la fin de la première partie, il reprend son récit lors d’un paragraphe afin de marquer une pause dans le récit et de rappeler le système narratif. Il est à Calais, en 1717, à l’hôtel du Lion d’Or en compagnie de Des Grieux.
Dans l’avis de l’auteur, Renoncour se décrit comme écrivain exact, à savoir qui retranscrit avec véracité ses propres aventures et dans le cas de Manon Lescaut, celles de Des Grieux. S’il est le narrataire du récit du héros, il reconnaît l’avoir réécrit afin de procurer du plaisir au lecteur. Son action dépasse donc le récit cadre.
Le récit encadré par Des Grieux
Le reste du récit est pris en charge par Des Grieux, à la première personne du singulier. Il est donc le narrateur interne de l’histoire. C’est le récit encadré.
Il peut être découpé en plusieurs parties, tenant compte des lieux et des années.
La première partie se déroule de 1712 à 1715. Les lieux sont Amiens, Paris et Pacy. Manon part au couvent mais rencontre Des Grieux pour la première fois. C’est le coup de foudre. Ils mettent en place un stratagème pour l’évasion du couvent. Ils partent pour Paris. En 1715, après la deuxième arrestation de Manon, celle-ci est condamnée à la déportation. Des Grieux la suit, ils arrivent à Pacy, où ils rencontrent Renoncour, que Manon ne voit pas. Dans le roman, ce sont les premières pages. Cette première rencontre à Pacy ne donne lieu qu’à un récit bref du héros, prêt à s’embarquer pour l’Amérique.
La seconde partie se déroule de 1715 à 1717. Cela correspond à la traversée jusqu’en Louisiane qui dure deux mois, la vie en Amérique, le retour de Des Grieux à Calais et la seconde rencontre avec Renoncour (moment où il raconte son récit – correspondant aux premières pages du livre). Ainsi la période 1712-1717 n’est racontée à Renoncour qu’en 1717 à Calais alors que Des Grieux revient d’Amérique. Renoncour précise alors qu’il écrit tout de suite les aventures de Des Grieux. Renoncour est l’équivalent du lecteur alors qu’il écoute le récit à l’auberge.
La prise en charge du récit est donc complexe : deux narrateurs et un écrivain (deux fois Renoncour, une comme narrateur, une comme écrivain – et une fois Des Grieux comme narrateur interne) assument ce récit. Renoncour est le narrataire (ou destinataire principal de celui-ci). Néanmoins, Des Grieux a déjà raconté ses mésaventures à plusieurs personnes entre 1712 et 1715 : au supérieur de Saint-Lazare, à M. de T., à son père, au capitaine du navire et enfin à Tiberge. Ainsi à chaque étape clé, un personnage devient l’auditeur de Des Grieux. Renoncour est le dernier et le seul à pouvoir l’écrire, car Des Grieux estime qu’il a une dette envers lui et son récit sera son remboursement. Ces différents destinataires donnent le sentiment d’un plaisir de raconter de la part de Des Grieux et surtout de la construction progressive de son récit, au fil de ses mésaventures mais aussi en fonction de l’auditeur.
Les objectifs de cette construction
L’entrée dans le roman in media res est un moyen de susciter l’attention, mais aussi la curiosité du lecteur. Il part pour l’Amérique en 1715, mais pourquoi ? Comment un homme qui a de la prestance a pu suivre une femme prostituée ? Le récit est différé et lorsqu’il revient une autre question se pose. Pourquoi seul ? Que s’est-il passé en Amérique ? Le lecteur – identifié à Renoncour – est prêt à entendre le récit. Cette curiosité est d’autant plus forte que dès 1715, Des Grieux promet une aventure passionnée et pleine de rebondissements. Cette promesse est réitérée par Des Grieux en 1717. Passion, aventures, exotisme, le lecteur connaît les grandes lignes du roman et ne demande qu’à en connaître les détails. Cette curiosité est renforcée par la position du lecteur, qui par la narration interne, et son identification à Renoncour, est directement concerné. La suite sera alors une longue analepse (retour en arrière).
La véracité du récit
Manon Lescaut s’inscrit dans un genre particulier : les mémoires fictives d’un homme fictif. Ce procédé est utilisé couramment dans le roman au XVIIIe siècle afin de procurer une véracité au récit. Celle-ci est renforcée par deux éléments : le personnage-narrateur raconte au destinataire et le destinataire s’engage à retranscrire avec exactitude.
Cette véracité doit être remise en question par le lecteur. En effet, la multiplicité des récits que fait Des Grieux de ses mésaventures, les cinq années écoulées avant la rédaction définitive de celles-ci, la rédaction même par un écrivain qui affirme dans l’Avis de l’auteur vouloir aller à l’essentiel selon le principe d’Horace obligent la remise en cause de cette véracité et font opter pour la vraisemblance. Ainsi, pour le lecteur contemporain de Prévost, les lieux sont familiers (le Paris du XVIIIe siècle), les lieux d’enfermement existent (Saint-Lazare, La Salpêtrière) et les femmes de mauvaise vie étaient bien déportées en Louisiane, et si les rapports de classe et donc d’exclusion sont cohérents, tout n’est que vraisemblance.
De plus, puisque le lecteur s’identifie à Renoncour en tant que destinataire, il peut à son tour pleinement recevoir le récit des aventures de Manon Lescaut et du chevalier des Grieux.
L’importance de la parole
Le titre change en 1753 lors d’une réédition pour devenir Manon Lescaut. Il met donc au centre du récit le personnage féminin. Ainsi, décrypter l’importance de la parole dans le roman peut sembler paradoxal. En effet, le récit est pris en charge par Des Grieux hormis à quelques moments durant lesquels Renoncour rappelle qu’il est celui qui retranscrit leurs aventures. Ainsi Manon n’est jamais narratrice de son histoire, même dans les lieux d’enfermement où elle se trouve. Toutes ses mésaventures passent par Des Grieux.
Que fait Des Grieux de la parole ? Dès la première rencontre avec Renoncour, il amorce le récit des dernières semaines, à savoir le parcours depuis Paris jusqu’à Pacy et anticipe son départ pour l’Amérique. Revenu de Louisiane, il rencontre pour la seconde fois Renoncour et raconte l’intégralité de ses aventures. Il est seul et cela justifie ce récit à la première personne. Mais à la lecture du roman, plusieurs points surprennent.
Tout d’abord, la plupart du temps la prise de parole de Manon est en discours indirect. Des Grieux est donc dépositaire de tout ce qu’elle dit. Ce que Des Grieux ne rapporte pas est donc voué au silence. Le lecteur ignore les pensées et les actes de Manon si Des Grieux décide de ne pas les rapporter. Aussi, lui confisque-t-il la parole et laisse une part d’ombre quant à ses motivations. Une inégalité existe donc entre les deux amants, et d’autant plus forte que nombre des paroles de Des Grieux sont au discours direct (avec Tiberge, Manon, son père). Les discours de ces personnages sont rarement au discours direct. Ainsi Des Grieux confisque, ou du moins, monopolise la parole. C’est la conséquence de la narration interne poussée à l’extrême par une focalisation unique, celle de Des Grieux.
La parole sert à raconter. Des Grieux est reconnu comme étant un orateur doué d’éloquence. Il veut capter son auditoire, y trouve une satisfaction, et la conclusion de la première partie par Renoncour le prouve. Durant son récit à Renoncour, il précise à plusieurs reprises qu’il a raconté ses mésaventures à d’autres : à Saint-Lazare, à son père, à M. de T, à Tiberge. Il raconte et en même temps, il forge son récit. La parole lui permet de construire son apprentissage et de s’approprier sa vie par le biais du récit, c’est à dire de comprendre ce qu’il a vécu et ses choix. Cela lui sert d’introspection, mais aussi de critique de la société.
C’est pourquoi Des Grieux peut, à travers Renoncour, porter un regard sur lui-même et Manon. Parler est donc comprendre ce que l’on a vécu, voire le revivre et le faire partager. Des Grieux veut, tout comme Renoncour, instruire et distraire en même temps.
Roman moral ou non ?
La question a été soulevée dès la publication du roman et sa condamnation donne la réponse. Pourtant, d’après le paragraphe sur la recherche du bonheur, il faudrait savoir quel personnage est moral ou non.
Avant de porter un jugement, la période historique, sert de cadre au roman. Or celle-ci voit le début du libertinage. Deux types de libertinage existent : celui du corps – libéralisation des mœurs pour le plaisir du corps – et celui de l’esprit – être libre-penseur loin de tout dogme social, politique et religieux. Ainsi la question de moralité est intimement liée au fait de considérer libertin ou non le roman ; la réponse à cette question dépend intimement de l’époque de lecture et est donc constamment renouvelée, d’autant plus que l’auteur ne donne pas de position claire, surtout à travers le personnage de Manon.
En effet, le penchant au plaisir de Manon spécifié dès la première rencontre en 1715 par le garde, et par Des Grieux en 1712 à Amiens, puis les trahisons et son goût du luxe et de l’argent ne peuvent que plaider pour l’immoralité du roman. Mais son frère, Lescaut, considère qu’elle doit l’entretenir par la prostitution et si la première trahison dure plusieurs mois et est volontaire, la seconde n’est due qu’à Lescaut et la dernière est une conséquence tragique de la scène avec le prince italien et ne dure que quelques heures. Enfin Manon ne cède pas aux avances de Synnelet.
Et qu’en est-il des personnages masculins, notamment ceux qui incitent Manon à la trahison ? Lescaut n’est ni plus ni moins qu’un criminel ; seule la nécessité compte pour lui. Il n’a ni regret ni problème de conscience et plus il aide le couple, plus les problèmes abondent.
Le vieux M. de GM et M.de B ne sont que des personnages âgés, usant de leur pouvoir et de leur argent pour punir ou conquérir Manon et satisfaire leur libido.
M. de GM fils pense que sa position est à même d’évincer quiconque. Ainsi les personnages sont souvent immoraux par leur comportement et se réfèrent davantage au libertinage par le corps, ce que ne pratique pas Des Grieux.
L’aspect le plus important pour juger de la moralité n’est pas l’argent et le goût du luxe de Manon, qui constituent une image nette de la société de 1715 et de la volonté de vivre mieux. L’essentiel est dans le rapport à la religion qu’entretient le couple.
Des Grieux est tenté par la vie ecclésiastique ; Manon doit vivre au couvent, même si c’est non voulu. La religion est donc dès le début de l’histoire le moyen d’être moral pour les deux amants. Cela se conclura par le souhait de se marier. Entre les deux, la religion sera aussi un obstacle et cette dualité est conforme au combat entre passion et vertu. La fin du roman peut être vue comme une rédemption de Manon qui, dès son arrivée en Amérique, vit pleinement son amour loin des tentations de la société parisienne. Des Grieux, pour sa part, voit Manon comme une idole – au sens religieux – et remplace ainsi Dieu par l’objet de son amour. Cette posture oscille entre morale et immoralité au XVIIIe siècle. C’est aussi cela qui les place dans une situation marginale.
Le plaisir romanesque et la marginalité
Le roman a pour vocation de susciter l’intérêt. Pour cela, il recourt au merveilleux, à l’aventure, et à l’exaltation des sentiments. Ainsi, un roman est romanesque lorsqu’il contient des péripéties nombreuses, des personnages à la destinée exceptionnelle, dont la psychologie et les passions sont mises à l’épreuve de rebondissements inattendus, que l’idéalisme se mêle au pittoresque et qu’il tire ses ressources de la plus vive imagination. En outre, au XVIIIe siècle, les écrivains doivent garantir, dans leurs récits, le sérieux du propos et sa bonne moralité. Le romanesque est aussi une esthétique faite de caractéristiques traditionnelles : personnages aux sentiments intenses, nobles, en lien avec un idéal ; les contrastes sont très forts (beauté/laideur ; vice/vertu ; bien/mal) et le dépaysement géographique fréquent.
La marge est toujours définie par rapport à un centre représentant une norme, elle peut être spatiale, sociale, émotionnelle ou morale, choisie ou subie. Elle engendre des péripéties et met les personnages en mouvement. Elle est un élément moteur de l’action romanesque.
Dans Manon Lescaut, l’abbé Prévost met en évidence le caractère romanesque de Des Grieux. Celui-ci fait le choix d’une vie en dehors de son milieu social. Il fait l’expérience de l’instabilité sociale – il évolue dans des lieux qui ne sont pas les siens – et émotionnelle – les sentiments de Manon sont difficilement accessibles. Cela définit et donne de l’épaisseur à son identité. Mis à la marge, volontairement ou non, il doit subir des épreuves pour gagner sa liberté. Ainsi, leur amour réciproque est rejeté et doit être conquis au terme d’actes héroïques et d’exploits personnels.
Les héros transgressent les lois sociales et religieuses, mais ce n’est pas par désir libertin, mais pour accéder à la liberté et au bonheur. Ils se retrouvent ainsi exclus de la société. Les excuses que se donne Des Grieux sont la jeunesse, la peur de la pauvreté, la force de leur passion, les influences néfastes et la corruption de la société. Leur transgression est nécessaire pour sauvegarder leur amour. Ils aspirent à une vie vertueuse pour vivre leur passion. La fin du roman indique que cette passion n’est pas possible au sein d’une telle société. Des Grieux revient malgré lui dans sa classe sociale.
Finalement, le lecteur est attiré par leurs aventures, le suspense est entretenu et il est parfois complice des mauvais tours, prenant plaisir à voir les personnages détestables punis. Il est aussi ému par leurs séparations et retrouvailles, voire les injustices qu’ils rencontrent.
Les actions des personnages sont difficiles à comprendre tant leurs personnalités et leurs actes sont en contradiction : un amour sincère et des actes délictueux. Le récit à la première personne oblige à remettre en cause les propos de Des Grieux, surtout lorsqu’il justifie leurs mauvaises actions, l’amour excusant tout. Il accuse alors les autres, le ciel (la fatalité).
Ainsi leur marginalité entraîne une critique sociale. En premier lieu, celle du besoin d’argent pour vivre dans une société corrompue par le désir du luxe et du pouvoir. Ce pouvoir est aussi source d’autorité pour les pères. Ils défendent leur position sociale élevée et s’en servent pour punir, ne laissant pas de place aux jeunes pour s’émanciper autrement que selon leur modèle. C’est un principe de réalité qui débouche sur une fatalité. Manon la subit davantage que Des Grieux car elle est soumise à la loi des hommes.
Pour toute question, n’hésitez pas à utiliser l’espace des commentaires !
Une réflexion au sujet de « Cours détaillé de 1ère sur Manon Lescaut de l’Abbé Prévost »