Manon Lescaut – Discours sur le bonheur : explication linéaire

Après l’explication linéaire sur l’avis de l’auteur et le cours complet sur Manon Lescaut, nous poursuivons le travail sur cette œuvre avec le premier paragraphe du discours sur le bonheur par Des Grieux à Tiberge, in Manon Lescaut, Abbé Prévost (1731).

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L’extrait est composé de quatre mouvements.

1ère partie : la remise en question des affirmations de Tiberge

Texte

« Tiberge, repris-je, qu’il vous est aisé de vaincre, lorsqu’on n’oppose rien à vos armes ! Laissez-moi raisonner à mon tour. Pouvez-vous prétendre que ce que vous appelez le bonheur de la vertu soit exempt de peines, de traverses et d’inquiétudes ? Quel nom donnerez-vous à la prison, aux croix, aux supplices et aux tortures des tyrans ? Direz-vous, comme font les mystiques, que ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l’âme ? Vous n’oseriez le dire ; c’est un paradoxe insoutenable. »

Tiberge
Tiberge

Explication

Le discours de Des Grieux débute par une adresse à Tiberge, lui demandant de le laisser argumenter (« raisonner à mon tour »). La phrase est exclamative, laissant entendre que le débat est passionné et les propos importants. C’est même un duel verbal (« armes »). Il est donc question d’un discours d’éloquence que prononcera Des Grieux, que le lecteur sait déjà habile à raconter et à persuader, puisqu’il a soutenu à la Sorbonne.

Cette éloquence est perceptible par les trois questions rhétoriques qui suivent et se concluent par deux propositions indépendantes, une au conditionnel présent et l’autre négative (« insoutenable »). Par ces procédés, Des Grieux s’assure de ne pas être contredit par son ami. En effet, les verbes de parole « dire » et « prétendre » sont utilisés avec une connotation négative.

Chaque question interpelle Tiberge mais est prononcée de façon à le mettre en défaut :

  • dans la première question, « prétendre »
  • dans la seconde, la gradation ascendante « la prison, aux croix, aux supplices et aux tortures des tyrans »
  • dans la troisième, la comparaison « comme font les mystiques ».

Dans les trois cas, Tiberge ne peut pas :

  • nier une réalité de la vie humaine (« peines, de traverses et d’inquiétudes » renforcé par « exempt » invitant le lecteur et donc Tiberge à comprendre qu’elles en font partie) alors que la religion spécifie que les douleurs terrestres sont récompensées par le bonheur dans l’au-delà
  • nier la maltraitance du corps et de l’esprit par la religion et les puissants (« tyrans », qui représentent dans le roman M. de B, messieurs de GM père et fils)
  • vouloir être associé aux mystiques, bien qu’il soit croyant.

Cette rhétorique permet à Des Grieux de faire valoir sa définition du bonheur.

2ème partie : définition du bonheur par Des Grieux

Texte

« Ce bonheur, que vous relevez tant, est donc mêlé de mille peines, ou pour parler plus juste, ce n’est qu’un tissu de malheurs au travers desquels on tend à la félicité. Or si la force de l’imagination fait trouver du plaisir dans ces maux mêmes, parce qu’ils peuvent conduire à un terme heureux qu’on espère, pourquoi traitez-vous de contradictoire et d’insensée, dans ma conduite, une disposition toute semblable ? »

Des Grieux
Des Grieux

Explication

Ainsi la définition débute par le déterminant démonstratif, prouvant qu’ils parlent d’un même bonheur. Le connecteur logique « donc » invite à une conclusion. Néanmoins, cette première phrase définit, non son bonheur, mais celui de Tiberge.

L’hyperbole « mille peines » reprit par la périphrase « tissu de malheurs » (précédé de la négation restrictive, signifiant qu’il n’y a que du malheur et rien d’autre) spécifie que le bonheur est d’abord fait par des malheurs ou que pour y accéder les souffrances sont nécessaires (« on tend », aller vers).  Cette vie mène selon la religion chrétienne au bonheur (« félicité »).  Ainsi les souffrances endurées sont la condition du bonheur.

A nouveau, Tiberge ne peut contredire ce raisonnement. Et Des Grieux peut conclure son raisonnement par une question rhétorique introduite par « or » (connecteur logique d’opposition) et par une proposition circonstanciel de condition (« si »).

Dans ce raisonnement, le substantif « imagination » remplace le substantif « vertu » utilisé par Tiberge annonçant que le « plaisir » n’est pas que dans la retenue. La version du bonheur par Des Grieux est associable à celle de Tiberge car les deux amènent à un résultat identique : l’espoir d’une fin heureuse.

Cette réflexion faite, vient le cœur de la question introduit par le pronom interrogatif pourquoi. Il met en défaut Tiberge par les termes « contradictoire » et « insensée » en les associant au groupe nominal « une disposition toute semblable ». « Toute » est à comprendre comme totalement, en tout point.

Ainsi, Des Grieux unit les deux conceptions du bonheur, la sienne et celle de Tiberge. La différence qui subsiste réside non dans la manière d’y accéder (ce sera par la souffrance) mais dans le moment de son obtention.

3ème partie : le bonheur dans l’amour de Manon et pour Manon

Texte

« J’aime Manon ; je tends, au travers de mille douleurs, à vivre heureux et tranquille auprès d’elle. La voie par où je marche est malheureuse ; mais l’espérance d’arriver à son terme y répand toujours de la douceur, et je me croirai trop bien payé par un moment passé avec elle de tous les chagrins que j’essuie pour l’obtenir. »

Manon Lescaut
Manon

Explication

Des Grieux se permet d’affirmer dans une proposition indépendante son amour pour Manon et reprend ensuite par l’hyperbole « mille douleurs » « mille peines », répète le verbe « tendre », tandis que plaisir est repris par « vivre tranquille et heureux ». Cela apporte une cohérence à son discours et permet de définir sa conception du bonheur : être avec Manon, « vivre auprès d’elle ».

La phrase suivante confirme ceci : « malheureuse » est mis en opposition (« mais ») avec « espérance » signifiant un sentiment de confiance en l’avenir. Ainsi Des Grieux voit plus loin que ses malheurs présents et peut les endurer dans une foi sans restriction en un futur heureux, lui permettant de ressentir du plaisir dans l’instant présent (« douceur »).

Il unit d’ailleurs dans la proposition suivante souffrance et bonheur : vivre avec Manon est une récompense. Toutefois à la différence de Tiberge, cette récompense fait partie de sa vie terrestre et non d’une vie céleste.

4ème partie : bonheur dans l’amour et bonheur dans la religion

Texte

« Toutes choses me paraissent donc égales de votre côté et du mien, ou, s’il y a quelque différence, elle est encore à mon avantage ; car le bonheur que j’espère est proche, et l’autre est éloigné : le mien est de la nature des peines, c’est-à-dire sensible au corps ; et l’autre est d’une nature inconnue, qui n’est certaine que par la foi. »

Explication

C’est cette différence que Des Grieux met en valeur dans ce dernier mouvement. En effet par le verbe « paraissent » (donner l’impression), il tempère cette égalité de bonheur (« quelque différence ») et insiste pour affirmer la puissance de son bonheur contre celui de Tiberge.

La proposition circonstancielle de cause introduite par « car » conclut définitivement son raisonnement. Il oppose « proche » et « éloigné » signifiant l’accessibilité de ce bonheur comme incertain dans le cas de Tiberge, contrairement au sien (le simple fait d’être avec Manon suffit).

Les deux points annoncent une explication, construite avec un parallélisme afin de mettre les deux bonheurs en balance : « nature » est répété mais dans le premier cas, il est associé à « peines » et dans le second à « inconnue ». Le bonheur est donc bien accessible par la souffrance, qui en est une composante et non un obstacle alors que l’on ignore de quoi est fait celui de Tiberge.

Des Grieux conclut en opposant « corps » à « foi » donc en opposant bonheur terrestre à bonheur céleste (précédé de la négation restrictive « ne…que », spécifiant que seule celle-ci peut faire croire au bonheur après la mort). Des Grieux situe donc son bonheur dans l’accomplissement de son amour et non dans une croyance en une vie après la mort.

Conclusion

Le discours de Des Grieux est non seulement une définition de son bonheur, mais aussi le refus du bonheur selon Tiberge. Par l’utilisation des questions rhétoriques et d’une argumentation construite de façon à annihiler la parole à Tiberge, il montre son éloquence et crée une association entre les deux bonheurs qu’ils rapprochent dans un premier temps pour mieux en percevoir la différence.

Montesquieu
Montesquieu

Ce débat sur le bonheur – dans la vertu ou le plaisir ? – est un débat à l’œuvre depuis Montesquieu. Dans les Lettres persanes (1721), lettre 12, il valorise la vertu sans exclure le bonheur individuel à condition qu’il ne remette pas en cause le bonheur collectif.

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Vanina Gé
Professeur de français aux Cours Thierry
J'interviens avec le souci constant de répondre au plus près des besoins des élèves de collège et de lycée dans un espace inédit de travail en petits groupes.

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