Les racines
fendent le sol
comme des éclairsavancent dans leur solitude
et tremblentpareilles à une vaste cité de bois
les racines
s’accordent à la sève
qui les fouilleobservent-elles les nuages
pour apprendre
la langue de l’horizon
Introduction
Hélène Dorion (née en 1958) est une poétesse québécoise, francophone, contemporaine. Autrice de plusieurs livres de poésie mais aussi d’un roman, Pas même le bruit d’un fleuve (2022).
L’œuvre Mes Forêts (2021) a été rédigée durant la pandémie de COVID et les importants feux de forêts de l’ouest des États-Unis. Ces deux éléments ont influencé la rédaction du livre, mettant en relation la nature et l’intime, la force et la fragilité. Les quatre parties du livre suivent une progression.
Le poème Les racines en vers libres est issu de la première partie intitulée « L’écorce incertaine ». Ce titre implique par le terme « écorce » la solidité, la force mais associé à « incertaine » devient quelque chose de fragile, de destructible, qui perd son caractère intemporel. Le poème Les racines évoque tout autant cette force que cette fragilité.
Le poème est composé de quatre strophes de longueurs inégales : deux distiques, un quatrain et un tercet. Les vers sont libres et non donc ni rimes, ni longueur régulière. La ponctuation est absente. Il est divisible en trois mouvements :
- les deux distiques, présentant les racines comme des éléments vivants
- le quatrain, liant les racines à l’ensemble de l’arbre
- le tercet, questionnant le lien entre sous-sol et ciel.
Le texte invite à comprendre dans quelle mesure la poétesse relie un élément particulier – les racines – à un tout bien plus vaste.
1er mouvement : force et faiblesse
Les racines
fendent le sol
comme des éclairsavancent dans leur solitude
et tremblent
Le titre, bien que positionné avant le début du premier vers, n’est pas dissociable de celui-ci. En effet, le titre annonce le sujet du poème, mais par un enjambement (« Les racines … fendent ») est aussi le sujet du verbe.
Les racines agissent dans le sol, loin des regards. Le verbe fendre implique une forme de violence faite au sol. De plus, le verbe est utilisé à contre-emploi puisque normalement c’est le bois qui est fendu et non le bois qui fend.
Cette violence est redoublée par la comparaison « comme des éclairs ». « Éclairs » peut s’entendre de deux manières différentes par polysémie du mot : la rapidité, ce qui signifierait leur développement rapide, mais aussi comme référence aux éclairs dans le ciel, lesquels fendent également le bois des arbres.
Le second distique débute également par le verbe d’action « avancent » dont « les racines » est le sujet. Cette progression dans le sous-sol est inarrêtable, signe de force.
Mais pourtant, elles sont associées à la « solitude », marquant ainsi leur aspect tant unique que singulier. C’est une personnification : dans ce sous-sol, elles sont seules et cela peut être associé à leur faiblesse. Cette faiblesse se confirme avec le verbe du second vers « tremblent », mis en valeur par la conjonction de coordination « et ».
Le rejet des deux mots « et tremblent » insiste sur ce caractère contradictoire des racines, d’autant plus que le dernier vers s’arrête sur ce verbe. « Tremblent » s’oppose à « fendent ».
Force et faiblesse débutent et concluent le premier mouvement.
2ème mouvement : l’harmonie dans l’arbre…
pareilles à une vaste cité de bois
les racines
s’accordent à la sève
qui les fouille
Ce second mouvement débute par une comparaison introduite par « pareilles » au féminin pluriel et qui renvoie donc aux « racines », groupe nominal constituant le second vers. Celles-ci sont comparées à « une vaste cité de bois ». « Cité » est associé à l’adjectif qualificatif épithète « vaste » et au complément du nom « de bois », rappelant leur matière et leur fragilité.
Le nom commun « cité » évoque une ville, donc une société vivante, en développement, grandissant sans fin comme précisé dans le premier mouvement (par les verbes « fendent » et « avancent »). Les racines apparaissent ainsi comme l’élément constitutif de la vie de l’arbre et rappelle combien cette vie débute dans la terre.
Toutefois, cette vie ne serait pas sans une énergie : « la sève ». Le verbe « s’accordent », dont le sujet est « les racines », évoque l’association nécessaire des unes et de l’autre. S’accorder signifie être en accord et donc en harmonie. La vie de l’arbre est dépendante de l’union de la sève et des racines.
Le dernier vers du quatrain est une proposition subordonnée relative dont l’antécédent est « la sève », sujet du verbe « fouille ». Fouiller est un verbe d’action dont le sens peut être parcourir ou remuer, et qui dans les deux cas signifie donner la vie. Il est à rattacher au verbe terminant le premier mouvement : « tremblent » car on peut considérer que la sève est celle qui crée ce tremblement.
Ce second mouvement, tout en prolongeant le thème de la force et de la fragilité, précise ce qui rend vivant l’arbre et l’union nécessaire à cette vie.
3ème mouvement : et entre la terre et le ciel
observent-elles les nuages
pour apprendre
la langue de l’horizon
L’inversion sujet-verbe fait débuter le tercet par une question. Le verbe conjugué à la troisième personne du pluriel a pour sujet les racines « elles ». Contrairement aux verbes des strophes précédentes, « observent » n’est pas un verbe d’action. Il évoque une contemplation.
Toutefois, le groupe nominal « les nuages » est inattendu. Les racines, le sous-sol, scrute le ciel. Le lien, pour la poétesse, existe entre l’intérieur de la terre et le ciel. Les deux vers suivants confirment ce lien : « pour » indique un objectif. Les racines doivent comprendre, « apprendre », la vie hors de la terre afin de se développer en cohérence avec la cime de l’arbre afin que ses différents éléments forment un tout homogène.
Cette homogénéité passe par une langue commune, non seulement cette langue est synonyme de communication au sein même de l’arbre, mais également avec ce qui l’entoure et les éléments célestes. Cela rejoint la comparaison « comme des éclairs » de la première strophe. Le poème constitue un tout en associant l’ensemble des éléments naturels.
Conclusion
Le poème « Les racines » associe les thèmes de la force, de la faiblesse et de la vie. Il vise à décrire la vie de l’arbre. Il crée un tout homogène entre les éléments terrestres et célestes. Les comparaisons, les verbes de mouvement et le champ lexical de la nature permettent ces associations, parfois inattendues.
Ainsi les racines, élément présenté comme isolé, ne le sont pas. Elles font partie d’un ensemble cohérent, constitué d’un langage partagé et commun, nécessaire au développement de la vie.
Ce principe vital peut être appliqué aux hommes : chacun peut se croire seul ou unique, mais par le langage est relié aux autres et cette communauté créée forme un tout. Ainsi dans son poème « Le mendiant » (Les Contemplations, Victor Hugo, 1856), le poète associe un homme misérable à l’univers.
Voudriez poursuivre plus avant l’étude de la poésie d’Hélène Dorion au cours d’un de nos stages de vacances ? N’hésitez pas à nous contacter !